(Beyrouth) – La Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) devrait agir fermement pour remédier à la crise grave et prolongée des droits humains en Égypte suite à son examen de la situation des droits dans ce pays, ont déclaré aujourd'hui 22 organisations. La Commission a constaté que l'Égypte violait de nombreux articles de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, mais n'a adopté aucune résolution sur l'Égypte depuis 2015, malgré la grave détérioration de la situation des droits humains dans le pays et la destruction quasi totale de l'espace civique.
La Commission africaine a examiné la situation de l’Égypte lors de sa 85ème session en octobre, lors de laquelle le gouvernement égyptien a présenté un rapport couvrant la période de 2019 à 2024. Ce rapport contenait toutefois des descriptions fallacieuses de la situation des droits humains en Égypte, et un déni catégorique des violations. La Rapporteure spéciale de la Commission pour l'Égypte a également présenté un rapport qui passait sous silence les violations généralisées et reprenait en grande partie le discours officiel.
« Le gouvernement égyptien a dressé un tableau idyllique masquant la grave crise des droits humains en Égypte, tandis que la Rapporteure spéciale de la Commission africaine a repris certains de ses récits sans les examiner, les amplifiant dangereusement », a déclaré Mohamed Lotfy, directeur exécutif de l’ONG Commission égyptienne pour les droits et les libertés (Egyptian Commission for Rights and Freedoms, ECRF). « Ces déformations de la réalité rendent d'autant plus crucial pour la Commission de s'attaquer fermement à la crise des droits humains en Égypte, la pire depuis des décennies. »
Des violations flagrantes et systématiques des droits humains en Égypte ont été largement documentées dans de nombreux rapports d'organisations de défense des droits humains égyptiennes et internationales indépendantes, de mécanismes des droits humains africains et des Nations Unies, et même du Conseil national des droits de l’homme nommé par le gouvernement, selon les 22 organisations signataires.
Le gouvernment égyptien a affirmé dans son rapport qu'il ne détient aucun journaliste ni prisonnier d'opinion et que les restrictions imposées aux organisations indépendantes, telles que l'interdiction de mener et de publier des études sans autorisation, visent à garantir la « transparence et l’objectivité ».
Lors des sessions publiques, la Rapporteure de la CADHP sur l’Égypte a rarement évoqué la grave crise des droits humains et les allégations de violations généralisées. Elle a affirmé que l’élection présidentielle de 2023 s’est déroulée dans un environnement « pacifique » et « compétitif », contredisant des preuves bien documentées de répression, des poursuites visant des candidats potentiels et des membres de leur famille, et la criminalisation effective en Égypte des rassemblements, des expressions et des associations.
La Rapporteure a demandé au gouvernement égyptien d’accueillir une session de la CADHP en Égypte, sans toutefois soulever d’inquiétude quant à la surveillance généralisée, aux exactions commises par les forces de sécurité et à la répression des manifestants. La répression est exposée depuis longtemps, notamment pendant la session de la Commission africaine de 2019 à Charm el-Cheikh, ainsi qu’avant et pendant la COP27, la Conférence sur le changement climatique de l’ONU, en Égypte en 2022.
En décembre 2024, la Rapporteure de la CADHP a effectué une visite officielle non annoncée en Égypte, qu'elle a qualifiée de « visite d'information (de familiarisation) et de plaidoyer ». Cependant, elle n'a apparemment rencontré aucune organisation indépendante de défense des droits humains avant, pendant ou après cette visite. En mai 2025, la Rapporteure a publié un rapport au sujet de sa visite, désormais indisponible sur le site internet de la Commission, reprenant sans contestation les arguments du gouvernement, notamment que « toute personne accusée dans une affaire pénale a droit à tous les droits stipulés dans les conventions internationales, en particulier au droit à la défense ». De nombreuses organisations internationales et égyptiennes de défense des droits humains ont exprimé publiquement et dans des lettres adressées à la CADHP, leurs préoccupations concernant la visite et le rapport de la Rapporteure.
Au cours de la période couverte par l’examen de la Commission, le gouvernement égyptien a adopté une politique de tolérance zéro à l'égard de la dissidence, a virtuellement éliminé l’espace public, et a effectivement criminalisé les droits à la liberté d'expression, de réunion, et d’association. Des dizaines de milliers d’activistes, de journalistes, de défenseur-e-s des droits humains, d’activistes pour les droits des femmes, de pmanifestants pacifiques, de syndicalistes, et d’universitaires ont été détenus ou poursuivis simplement pour avoir exercé leurs droits. Le gouvernement a harcelé, détenu et poursuivi en justice des membres de la famille de ses détracteurs, dont certain-e-s vivant à l’étranger.
Les amendements constitutionnels abusifs et dangereux introduits en 2019 ont gravement porté atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire ainsi qu’à l'État de droit, et ont renforcé l'influence de l'armée sur la vie publique et politique de manière inédite. De nouvelles lois ont encore davantage restreint les droits fondamentaux, comme la loi de 2019 sur les associations et la loi de 2024 sur l'asile. Le gouvernement n'a pas procédé à une réforme significative des lois abusives existantes, telles que la loi de 2013 limitant les réunions pacifiques, la loi de 2018 sur la cybercriminalité, la loi de 2018 sur la réglementation des médias et les lois antiterroristes de 2015.
Le gouvernement a également manqué à ses obligations en matière de droits socio-économiques. Les dépenses d'éducation ont été réduites à leur plus bas niveau depuis de nombreuses années. Le budget alloué par le gouvernement aux soins de santé est bien inférieur au minimum constitutionnel et aux normes internationales. Les programmes d'aide financière couvrent moins d'un tiers des personnes vivant dans la pauvreté ou à proximité du seuil de pauvreté, même selon les chiffres officiels.
La grave crise des droits humains en Égypte a justifié l'adoption de quatre résolutions de la CADHP depuis 2013. Ces résolutions dénoncent des violations telles que « les restrictions sévères imposées aux journalistes et aux professionnels des médias, leurs arrestations, détentions et assassinats arbitraires dans l'exercice de leur profession », ainsi que « le mépris des normes régionales et internationales relatives au droit à un procès équitable et l'imposition illégale de condamnations à mort en masse ». Le gouvernement égyptien n'a pas mis en œuvre la grande majorité des recommandations formulées dans ces résolutions. Des organisations internationales et égyptiennes ont rencontré plusieurs membres de la Commission africaine lors de sa 85ème session afin de soulever ces préoccupations en matière de droits humains. Plusieurs de ces membres ont fait part de leurs inquiétudes dans leurs interventions publiques.
L’Égypte a également manqué à son obligation de mettre en œuvre plusieurs décisions finales de la Commission constatant son non-respect de ses obligations au titre de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, notamment trois décisions adoptées durant la période examinée depuis 2019.
Selon les 22 organisations soussignées, la CADHP devrait prendre des mesures fermes et décisives pour mettre en lumière la crise des droits humains qui sévit en Égypte, et pour protéger les droits des Égyptiens. La Commission devrait veiller à ce que son examen et ses observations finales comprennent une évaluation factuelle de la crise des droits humains en Égypte ainsi que publier des déclarations publiques, des appels urgents et des lettres au gouvernement dénonçant les violations systématiques ainsi que la nécessité d’abroger et de modifier les lois abusives.
Compte tenu du manquement du gouvernement à mettre en œuvre les résolutions précédentes de la Commission concernant l’Égypte, celle-ci devrait adopter une nouvelle résolution demandant des enquêtes sur les violations, la reddition des comptes et des réparations pour les victimes. La Commission africaine devrait également établir un mécanisme de suivi, conformément à son article 112, afin de contrôler la mise en œuvre des recommandations par l’Égypte et de dialoguer avec les victimes, la société civile et l’État sur des mesures correctives concrètes. La Commission, par l’intermédiaire de son Groupe de travail sur la communication, doit remédier d’urgence au manquement de l’Égypte à mettre en œuvre les mesures correctives ordonnées dans les décisions finales relatives à des cas individuels et saisir le Conseil exécutif de l’Union africaine.
La CADHP devrait se prévaloir de son mandat d’alerte précoce, en vertu de l’article 58 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, pour attirer l’attention du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine sur la détérioration de la situation des droits humains en Égypte, notamment sur le risque de violations massives liées à l’impunité dans les détentions et les opérations antiterroristes.
La CADHP devrait s’engager publiquement à surveiller et à dénoncer toute menace ou restriction de ce type. Elle devrait veiller à ce que toute visite dans le pays comprenne des consultations approfondies avec les victimes d’abus et les organisations égyptiennes et internationales de défense des droits humains, ainsi que des garanties crédibles de confidentialité et de sécurité, fournies par le gouvernement, pour toutes les personnes concernées.
Si une session devait se tenir en Égypte, la CADHP devrait exiger du gouvernement des garanties concrètes quant au respect et à la protection de la sécurité et des libertés de tous les participants et des médias. Les participants doivent pouvoir entrer librement sur le territoire et le gouvernement ne doit exercer aucune sanction ni représailles en cas de participation à la session. Les organisations égyptiennes exprimant des critiques devrait pouvoir y accéder sans intimidation ni représailles.
« La Commission africaine des droits de l'homme et des peuples dispose de nombreux outils pour mettre en lumière et remédier à la situation catastrophique des droits humains en Égypte et aux violations flagrantes qui y sont commises », a conclu Amr Magdi, chercheur senior auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « À tout le moins, la Commission devrait veiller à ce que les affirmations du gouvernement égyptien soient rigoureusement examinées. »
Organisations signataires :
- Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS) - Institut du Caire pour les études sur les droits de l'homme
- Committee for Justice (Comité pour la Justice)
- DAWN
- Egyptian Commission for Rights and Freedoms
- Egyptian Front for Human Rights (Front égyptien pour les droits humains)
- Egyptian Human Rights Forum (EHRF)
- Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR) - Initiative égyptienne pour les droits personnels
- EgyptWide for Human Rights
- El Nadim Center
- Euromed Rights Network
- Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur-e-s des droits humains
- Hraak for Change and Youth Empowerment
- Human Rights Watch
- HuMENA for Human Rights and Civic Engagement
- International-Lawyers.Org
- Law and Democracy Support Foundation e.V. (LDSF)
- Ligue tunisienne des droits de l’homme
- Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dans le cadre de l'Observatoire pour la protection des défenseur-e-s des droits humains
- REDRESS
- Refugees Platform in Egypt - RPE
- Sinai Foundation for Human Rights (Fondation Sinaï pour les droits humains)
- Their Right – To Defend Prisoners of Conscience